Peut-on baiser comme on boit un verre d’eau ?

Publié le par Mutagènes


127850.jpgL’évolution a fait ce que nous sommes : des humains cherchant à se nourrir, à boire et à retarder au maximum l’heure de leur mort. Entre-temps, on aura aussi cherché à se reproduire, ou tout du moins on aura essayé, et on aura découvert les joies du sexe. Dans les sociétés humaines, la sexualité est-elle pour autant considérée comme une activité banale ? Anthropologie de la stratégie sexuelle.


Moscou, 1922. Une manifestation d’hommes et de femmes nus. Les femmes portent les pancartes, les hommes, des fleurs. Tous scandent « Amour, amour, à bas la honte ! ». Le sexologue Stern rapporte ainsi, en 1979, l’un des symboles de cette « époque, très brève, d’un affranchissement des esprits » où « l’amour n’est qu’un besoin physiologique qu’il faut satisfaire aussi simplement que la soif et la faim ». En 1924, lors d’un entretien avec Clara Zetkin, Lénine entend s’opposer clairement à cette théorie car il lui est tout d’abord impossible d’imaginer la sexualité séparée des superstructures culturelles et historiques. Néanmoins, ce n’est pas simplement parce qu’elle ne satisfait pas au dogme de la critique marxiste que cette théorie ne plaît pas à Lénine : « Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu’un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d’eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre dont le bord a été sali par d’autres ? »*. Cette « grande foutrerie » des premiers temps de la révolution d’Octobre servirait même, pour son père, des intérêts adverses : « Le communisme n’apportera pas l’ascétisme, mais la joie de vivre, la force, entre autres par la satisfaction complète du besoin d’aimer. Mais je suis d’avis que cet abus des plaisirs sexuels que l’on constate en ce moment n’apporte ni la joie, ni la force. Il ne fait que les diminuer. A l’époque de la Révolution, c’est grave, très grave ! ». Les propos de Lénine pourraient aujourd’hui résonner comme ceux d’un vieux ringard démenti par l’Histoire. Et pourtant, baiser est-ce vraiment aussi simple que boire un verre d’eau ?

Avec qui tu baises ?
D’abord, une première généralité : il est évident que la sexualité est une activité tout à fait naturelle, au même titre que n’importe quelle autre fonction de l’organisme. La très grande majorité des espèces vivant aujourd’hui sont sexuées, et les actes reproductifs sont des événements normaux de leur cycle de vie. La baise semble donc banale à première vue… Or, elle ne l’est pas tout à fait en raison des mécanismes de la sélection sexuelle. Baiser n’est pas seulement un réflexe ou un divertissement, c’est aussi une fonction vitale pour la reproduction de l’individu et de ses gènes. D’une certaine manière, l’accès à la boisson et à l’hydratation de l’organisme est tout aussi complexe : on ne peut pas tout boire, dans les mêmes quantités, certaines boissons sont toxiques et mettent la vie en péril ; d’autres peuvent même induire des troubles sur le long terme. De la même façon que l’humain doit se soucier de ce qu’il boit et comment il boit, il doit aussi faire attention avec qui il baise et de quelle façon. La complication vient aussi, et surtout, du fait qu’il faut être deux (au moins) pour baiser. L’accès au partenaire, sa séduction, sa conquête et la conservation de ce partenaire deviennent dès lors l’objet de stratégies et d’une compétition entre les sexes comme au sein de chaque sexe. Compétition d’autant plus féroce que règne la rareté.

Une passion dangereuse
Les choses se compliquent encore davantage chez les espèces dotées de systèmes nerveux développés : chez les mammifères, chez les primates sociaux et plus encore chez l’homme. Ca se complique en raison de l’existence d’institutions, notamment d’alliances officielles et durables reconnues par les individus et les groupes - qu’elles soient, selon les cultures, entre un homme et une femme, un homme et des femmes, des hommes et une femme. Ces alliances ont pour effet une « propriété » explicite du corps d’autrui et de ses biens. Même quand cette propriété devient implicite, les choses se corsent en raison de la nature symbolique de la cognition humaine. L’homme étant porté à donner du sens à certains actes importants, le sexe a suscité un grand nombre de symboles, comme la virginité par exemple. Ca se complique enfin en raison de sentiments plus développés que les simples émotions, l’acte sexuel étant à l’interface de l’amour et de la jalousie. Ce dernier sentiment, qui rend problématique le fait de baiser comme on boit un verre d’eau, est une « passion dangereuse » (David Buss) aujourd’hui encore parmi les premières causes de violence et d’homicide au sein du couple.

Le meilleur des passe-temps
L’idée que l’homme à l’« état de nature » ignorerait les préventions et conventions nées avec l’état social (la pudeur, la jalousie, le mariage…) était jadis assez répandue dans la pensée occidentale. Elle n’a plus aucun sens aujourd’hui, puisque l’homme est « par nature » un être social et qu’il a sans doute toujours vécu dans des groupes codifiés par des règles. L’une des plus influentes tentatives pour réanimer ce paradigme perdu fut l’ouvrage, datant de 1928, de l’anthropologue Margaret Mead, Coming Of Age In Samoa, et qui concernait en grande partie la vie sexuelle des habitants de cette île du Pacifique Sud. Si l’on en croit Mead, les Samoans n’étaient pas loin d’identifier la baise et le verre d’eau, leur société y étant est décrite comme libre, décomplexée, les adolescents et les jeunes adultes s’adonnant naturellement au sexe avec de nombreux partenaires (Mead écrit que c’est leur « passe-temps par excellence »). Seulement Derek Freeman (Margaret Mead And Samoa, 1983) a montré l’inexactitude de cette description : selon lui, la vie sexuelle des jeunes est au contraire très codifiée, les filles et les femmes peuvent être, par exemple, battues en cas de « mauvaise conduite sexuelle » et les divorces pour adultères sont fréquents. Au-delà du cas particulier de Samoa, toutes les sociétés humaines connues régissent la sexualité par des codes, des normes et des règles. Aucune ne pratique une « panmixie » égalitaire où chacun pourrait disposer intégralement et librement de son corps et des corps d’autrui.

Sexualité vs procréation
La non-banalité du sexe est aussi en grande partie déterminée par les rapports entre les sexes, chacun ayant une approche différente de la question (en moyenne, évidemment, chaque individu pouvant ensuite différer de son groupe). Les hommes et les femmes auront tendance à ne pas répondre de la même manière à la question « peut-on baiser comme on boit un verre d’eau ? ». Il est probable qu’un plus grand nombre de femmes accordera une importance particulière à l’acte sexuel, comme l’explique assez bien l’évolution : en raison de la rareté de leurs gamètes (un seul ovule par mois) et du coût important de la grossesse, elles ont été programmées à gérer leur utérus et ses voies d’accès comme une ressource rare, et le pénis des hommes comme une menace potentielle s’il est non choisi ou non assorti d’une garantie d’investissement. D’où l’idée que le sexe doit être associé au sentiment. Inversement, les hommes ont la capacité (et l’intérêt génétique) de fertiliser le plus grand nombre de partenaires. Les travaux de l’ethnologue Randy Thornhill et de l’anthropologue Craig T. Palmer suggèrent d’ailleurs que le viol a pu être une stratégie sexuelle adaptative pour les mâles. Le caractère non-banal du sexe vient donc à l’origine de ce qu’il est lié à la reproduction. On pourrait se dire que les choses vont changer : d’une part, on le sait et ça modifie peu à peu les mentalités ; d’autre part, sexualité et procréation peuvent être désormais dissociées de manière efficace – bien qu’elles aient été déjà séparées, au moins avec le recours aux prostituées, depuis la nuit des temps. Pour autant, il serait idéaliste et pour le moins précipité de croire que quelques millions d’années de programmation génétique et neurobiologique peuvent s’effacer par le simple effet d’une idée et d’un moyen contraceptif. Les pratiques sexuelles se modifient lentement et à la marge, mais le mainstream humain continue son chemin. Un coup de dé n’abolira pas le hasard, et quarante ans de pilule ne sépareront pas si facilement plaisir et reproduction.

Références :
Une Passion dangereuse : La Jalousie, de David M. Buss (Odile Jacob, 2005)
The Evolution Of Desire : Strategies Of Human Mating, de David M. Buss (Basic Books, 2003)
A Natural History Of Rape : Biological Bases Of Sexual Coercion, de Randy Thornhill et Craig T. Palmer (Bradford Books, 2000)
Hommes, femmes : L'Evolution des différences sexuelles humaines, de David C. Geary (De Boeck, 2003)

* marxists.org/francais/zetkin/works/1924/01/zetkin_19240100.htm

Publié dans Chronic'art

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